lundi 5 octobre 2009

Le philosophe et politologue Alain de Benoist s'entretient avec le Nègre Editeur


1) Le discours officiel de la Francophonie accorde une grande importance à la préservation de la diversité culturelle. Une culture « préservée » est-elle encore en mesure de créer ? Ce discours constitue-t-il un support tacite à la folklorisation des cultures ?


Un support tacite, probablement pas. Mais le risque de folklorisation des cultures est incontestable. On le voit tous les jours : préservées comme des espèces menacées, les cultures se transforment rapidement en vestiges de musées ou en spectacles pour touristes. De même, la défense d’une langue ne saurait se borner à défendre un statu quo. Elle implique de faire en sorte que cette langue puisse se renouveler et faire jaillir à partir d’elle des créations nouvelles.

Mais encore faut-il avoir une idée précise de ce qu’est une langue. La plus grande erreur, qui est aussi la plus commune, consiste à croire que la langue n’est qu’un moyen de communication, neutre de surcroît, en sorte que toutes les langues seraient finalement équivalentes. Les traducteurs le savent bien : la langue véhicule aussi une vue-du-monde, et c’est l’une des raisons pour lesquelles une traduction « parfaite » est impossible. « Il n’y a pas de monde de pensée qui ne soit un monde de langage », affirmait très justement Walter Benjamin. Dans les Mémoires d’Adrien, Marguerite Yourcenar fait dire à son héros que les complexités de la langue permettent aussi de faire l’apprentissage des complexités du réel, ce qui me semble également très profond. Si le français cherche à s’imposer comme une simple langue de communication, son combat est perdu d’avance.

2) Il y a plus d’un an, 44 écrivains avaient signé un manifeste pour une littérature-monde en français dans lequel ils demandaient ni plus ni moins la mort de la Francophonie. Au même moment, des auteurs tels que le poète sénégalais Amadou Lamine Sall se sont élevés contre ce manifeste, mais en militant pour une Francophonie plus centrée sur la culture, plus au service des arts que de la politique. Que vous inspirent ces réactions contradictoires, voire opposées, sur le terme « Francophonie » et la réalité socio-culturelle que véhicule ce terme ?

Léopold Sédar Senghor a défini un jour la Francophonie comme l’« humanisme intégral qui se tisse autour de la Terre ». La formule est jolie, mais il faut bien reconnaître qu’elle ne veut pas dire grand-chose. Beaucoup d’équivoques tiennent au fait que, lorsqu’on parle de « Francophonie », on peut aussi bien lui donner un sens linguistique qu’un sens géographique, un sens institutionnel, voire un sens spirituel. La Francophonie, d’autre part, a toujours hésité (ou oscillé) entre la culture au service de la diplomatie et la diplomatie au service de la culture. Dire que la Francophonie doit d’abord centrée sur la culture, au lieu d’être au service de la politique, est à mon avis équivoque. Si l’on entend par là que la Francophonie ne doit pas se ramener à servir la politique d’un pays en particulier, je suis d’accord. De ce point de vue, bien des accusations portées dans le passé contre la France étaient tout à fait justifiées. En revanche, je ne crois pas que l’on puisse faire abstraction de la dimension politique de l’action culturelle et de la défense du français.

La Francophonie ne peut se contenter de veiller dans l’abstrait à la diffusion et à la préservation de la langue française, sans se préoccuper des conditions du moment. Qu’elle le veuille ou non, de par sa raison d’être, elle se trouve de nos jours engagée dans un combat, en l’occurrence un combat contre l’hégémonie mondiale de l’anglais. Et comme cette hégémonie pèse tout autant sur les autres langues que sur le français, la promotion de la Francophonie doit aller de pair avec la volonté d’affirmer la diversité des langues et des cultures. Le problème est qu’une telle entreprise exige précisément une volonté politique, qui fait aujourd’hui presque totalement défaut, du moins de ce côté-ci de l’Atlantique. Le fameux discours prononcé par le général de Gaulle à Montréal en 1967, qui marquait la rupture française du consensus atlantique, était aussi à sa manière une affirmation forte en faveur du français.

Or, le fait est qu’en tant que langue internationale, le français recule aujourd’hui partout. Il recule dans les organisations internationales, et il recule dans chacun des pays où il était encore couramment pratiqué il y a deux ou trois générations. Au sein des institutions européennes, en dépit de la règle qui prescrit la traduction dans les langues de chaque Etat-membre des documents de travail de l’Union, et bien que la langue française soit officiellement reconnue comme l’une des neuf langues officielles, dans les faits c’est l’anglais qui est devenu la première langue usuelle. Un premier tournant avait été pris en 1973, avec l’adhésion de l’Angleterre. L’élargissement à l’Autriche, la Suède et la Finlande, en 1995, en a représenté un autre. Depuis 2001-2002, on a n’a cessé de constater de nouveaux reculs du français en Europe. La même érosion s’observe aux Nations-Unies, dans les multinationales, dans l’audiovisuel, les groupes multimédias, la production cinématographique, la chanson, etc. Ces reculs résultent de la progression de l’anglais et de l’évolution générale du monde, mais aussi de l’absence de volonté de mettre en œuvre une politique offensive dans ce domaine.

L’anglais est aujourd’hui la langue des transports internationaux, la langue des chercheurs scientifiques, la langue d’Internet. Dans l’enseignement supérieur et le monde de l’entreprise, il concurrence de plus en plus les langues nationales. Mais s’il s’impose aujourd’hui partout, c’est d’abord parce qu’il est la langue de la puissance dominante. Bien que mondialisation et américanisation ne soient pas nécessairement synonymes, dans les faits elles vont de pair. L’américanisation des jeunes générations est un fait désormais planétaire. De même que le dollar états-unien n’est pas seulement la monnaie des Etats-Unis, mais une unité de compte internationale, l’anglais n’est plus aujourd’hui seulement la langue des anglophones, mais la langue « véhiculaire » de la mondialisation. Il s’agit d’ailleurs moins de l’anglais au sens propre que d’un sabir dérivé de l’anglais commercial, qu’on a parfois appelé « globish » (pour « global english »). L’extension de ce sabir progresse au même rythme que la mondialisation. Dans cette perspective, la diversité des langues et des cultures, comme celle des modes de vie spécifiques partagés, est l’un des « archaïsmes » qui font obstacle à la transformation de la planète entière en un vaste marché homogène. François de Closets, auteur d’un livre publié cette année sur l’orthographe, le remarquait récemment : « Les gens vraiment indifférents à la langue française sont les acteurs du système capitaliste mondial. Lequel est d’un certain point de vue un système barbare : il n’a aucun projet culturel. La culture l’embête, le français aussi. Les mots anglais sont plus commodes pour vendre ». L’idéologie de la mondialisation privilégie tout naturellement le « global » et conforte ceux qui utilisent l’anglais.

Je dirais qu’il existe, de ce point de vue, un parallélisme certain entre les alternatives politiques et linguistiques auxquelles nous sommes confrontés. Sur le plan politique, soit nous irons vers un monde multipolaire, où chaque pôle jouera un rôle régulateur par rapport à la globalisation, soit nous vivrons demain dans un monde unipolaire nécessairement dominé par l’hyperpuissance états-unienne. De même, sur le plan linguistique, soit nous parviendrons à maintenir la diversité des langues, tout en faisant en sorte qu’elles demeurent des langues vivantes, soit nous irons vers le « tout-anglais planétaire ». La francophonie, à mon avis, n’a de sens que pour autant qu’elle se veut le vecteur d’un monde multipolaire, axé sur l’équilibre linguistique et la diversité culturelle.


3) L’expansion politique de la Francophonie se confirme depuis quelques années. Parallèlement à cet élargissement, la possibilité d’un rapport esthétique avec l’Autre s’avère de plus en plus fragilisée. Joseph Conrad est presque mis à l’index à cause de sa vision soi-disant raciste. Plusieurs intellectuels africains se sont livrés à une cabale contre Yambo Ouologuem qui, dans son roman « Le devoir de violence » (Prix Renaudot 1968), a montré une autre facette du passé de l’Afrique. Cette expansion politique peut-elle subsister longtemps sans qu’il y ait des ponts esthétiques ?

Je ne suis pas sûr de bien comprendre la question. Les « ponts esthétiques » sont bien entendu nécessaires. Les cabales dont vous parlez me semblent surtout relever du « politiquement correct ». L’allergie à l’Autre, qu’on pourrait appeler altérophobie, peut prendre les formes les plus différentes. Soit des formes violentes, comme le racisme et la xénophobie, soit des formes plus subtiles, comme ces discours faussement généreux qui cherchent, à travers l’Autre, à retrouver le Même. Dans ce dernier cas, l’altérité est posée comme seulement apparente, secondaire ou superficielle, et le dialogue n’est plus conçu qu’à partir du support de la Mêmeté. Tout véritable rapport à l’Autre, et pas seulement dans le domaine esthétique, implique une reconnaissance pleine et entière de l’altérité.


4) Avant l’arrivée de Boutros Ghali, l’ancien président de la Francophonie, le Québécois Jean-Louis Roy militait pour un visa francophone parce qu’il pensait « qu’on ne peut pas faire une Francophonie en fermant les frontières des pays francophones aux francophones ni en les expulsant ». La France et le Cana s’y sont opposés. Quels sont à votre avis les vrais obstacles à l’établissement d’un tel visa ?

Je pense qu’il faut ici faire preuve d’un peu de réalisme. Il est évident que l’usage d’une même langue ne suffit pas à supprimer les différences de toutes natures qui existent entre les pays qui en font usage. Or, les Etats qui se réclament aujourd’hui de la Francophonie présentent une très grande diversité, aussi bien géographique que culturelle, sociale, économique et politique. L’Organisation internationale de la francophonie (OIF), héritière de l’Agence intergouvernementale de la francophonie (AIF) fondée en 1995 et, plus lointainement, de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) créée le 20 mars 1970 à Niamey, compte aujourd’hui 56 Etats-membres et 15 Etats observateurs. Le français n’est guère parlé dans le monde par plus de 130 à 150 millions d’individus, mais la Francophonie, au sens le plus large, rassemble aujourd’hui 810 millions d’habitants, soit 12 % de la population mondiale. Considérer cette population (dont la France ne représente que 0,8 %) comme un ensemble homogène n’est qu’une vue de l’esprit.

Onésime Reclus, le premier auteur à parler de « francophonie », à la fin du XIXe siècle, fut aussi un chantre de l’impérialisme colonial. Aujourd’hui, certains semblent vouloir utiliser la Francophonie comme prétexte pour accélérer des dynamiques migratoires qui posent pourtant déjà de grands problèmes aux pays d’accueil. Cette conception très idéologisée – et aussi très utilitaire – de la Francophonie repose à mon sens sur une erreur d’interprétation fondamentale : la Francophonie n’a pas pour but de fournir plus de visas, mais de permettre à des pays souverains d’organiser tous ensemble la défense et la promotion de la langue qui leur est commune. Quant aux politiques d’immigration, elles reposent selon les pays sur des critères variés, dont la langue n’est qu’un élément parmi d’autres.

5) Les valeurs issues de la Révolution française imprègnent fortement le discours de la Francophonie. La notion d’« aristocratie de l’esprit » serait-elle jugée trop élitiste dans le cadre idéologique de la Francophonie ?


Il me semble qu’il peut y avoir une « aristocratie de l’esprit » – bien différente de celle des privilèges – dans tous les régimes, sinon à toutes les époques. Quant aux « valeurs issues de la Révolution française », il faudrait préciser. La Révolution française n’a pas été un bloc indissociable. On y trouve l’idéologie des Lumières et la philosophie de Rousseau, l’exaltation de l’Antiquité et le culte de l’« Etre suprême », la République « une et indivisible » et le génocide vendéen. Mais puisque nous parlons de Francophonie, il faut rappeler qu’à l’époque de la Révolution, la vaste majorité des habitants de la France ne parlaient pas le français ! D’où la campagne lancée à l’initiative de l’abbé Grégoire contre les « patois ». Aujourd’hui encore, quand il s’agit des langues régionales, l’Etat français se montre volontiers jacobin…


6) Le siège du Rwanda au sommet de la Francophonie qui a eu lieu à Québec était vide. Ce pays abandonne peu à peu la langue française et a déposé sa demande d’adhésion au Commonwealth. Les raisons de ce « virage linguistique » sont que Kigali attribue à la France une grande responsabilité quant au génocide. L’Algérie, deuxième pays francophone de par la taille démographique, n’y est pas représentée. Ses relations tendues avec la France ne sont un secret pour personne. Est-ce à dire que la France, au lieu d’être le centre de la Francophonie, est en fait un problème pour la Francophonie ?

Il est inévitable que la conjoncture politique pèse sur les relations entre Etats francophones. Le cas du Rwanda est particulier, pour ne pas dire marginal. L’Algérie n’appartient pas à l’OIF pour des raisons politiques et idéologiques liées au souvenir de la décolonisation, mais le président Abdelaziz Bouteflika a quand même accepté d’être l’invité spécial du 12e sommet de la Francophonie qui s’est tenu en octobre 2008 à Québec. Cela dit, je crois qu’il faut cesser de centrer la Francophonie sur la France. Le véritable amour du français, on le trouve tout aussi bien (et souvent beaucoup mieux exprimé) au Québec, en Wallonie, en Suisse romande, etc. Et c’est aussi bien souvent hors de France que le français évolue de la manière la plus vivante, tandis que dans l’Hexagone les formes classiques ont quasiment été figées depuis Malherbe.

Mais surtout, il faut réaliser qu’en France, la langue française se porte mal aujourd’hui, non seulement face à l’anglais, mais dans son usage de tous les jours. Les jeunes générations ne savent tout simplement plus l’orthographe, et ne s’en soucient pas. François de Closets, que j’ai déjà cité, remarque que « les enseignants en sont réduits à faire semblant de ne pas voir les fautes ». Nous sommes par ailleurs en train de sortir de l’« ère Gutenberg ». Dans le monde d’Internet, on lit de moins en moins (même si l’on publie des livres en toujours plus grand nombre) et l’écriture manuscrite est en train de disparaître. A l’école, le niveau baisse régulièrement depuis un quart de siècle pour ce qui est de la lecture et de l’écriture. Un rapport publié début 2009 par la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) a révélé que près d’un quart des élèves de France se trouvaient en 2007 au niveau de compétence des 10 % d’élèves les plus faibles de 1987. Entre 2004 et 2007, la proportion de jeunes de 15 ans qui ne parviennent pas à lire normalement est passée de 15,2 à 21,7 %. Récemment, on a même simplifié ou supprimé les épreuves de culture générale dans les concours administratifs au motif qu’elles étaient « discriminantes ».

La situation n’est guère meilleure pour ce qui est du rayonnement culturel de la France et de la défense du français contre l’anglais. Lors du vote, en décembre 2008, de la loi de finances 2009 par l’Assemblée nationale, les députés français ont entériné des coupes de 20 à 30 % dans les budgets des 148 centres et instituts culturels français existant encore dans le monde. En France même, les différentes dispositions législatives adoptées pour défendre la langue française ont depuis bien longtemps cessé d’être appliquées. Des associations comme Avenir de la langue française (ALF) ou l’Association francophone d’amitié et de liaison (AFAL) dénoncent régulièrement, dans une indifférence presque totale, la désaffection croissante des autorités françaises envers l’emploi public de la langue française. Dans le même temps, les appels à céder à l’omniprésence de l’anglais se multiplient, au nom du « réalisme » et de l’« efficacité ». C’est au point que des voix s’élèvent régulièrement pour que l’anglais ne soit plus enseigné à l’école comme une langue étrangère, mais comme une matière fondamentale, au même titre que l’histoire, la géographie ou l’arithmétique. « L’anglais ne doit plus être considéré comme une langue étrangère », disait il n’y a encore pas si longtemps l’ancien ministre de la Recherche Claude Allègre. Certains auteurs, favorables au plurilinguisme, avaient proposé il y a déjà plusieurs années de faire de l’anglais la seconde langue obligatoire dans les écoles, ce qui libèrerait d’autres langues étrangères comme première langue, mais cette proposition n’a jamais été suivie d’effets. Cette démobilisation me paraît contraster avec les efforts déployés depuis longtemps par les Québécois pour défendre leur langue, aujourd’hui seule langue officielle au Québec. Si la France est incapable de veiller à l’usage de sa langue sur son propre territoire, on peut douter de sa capacité à en assurer la promotion dans le monde.

Alain de Benoist

Propos recueillis par Sacha Poitras et Paap Macodou
Source Photo: www.eurasia-rivista.org

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